Café-Rencontre : le Sri-Lanka
Mercredi 19 mars 2025 après-midi, au local, Alain nous a présenté son voyage effectué au Sri Lanka, l'ancienne Ceylan. Ci- après sa présentation :
Tranche de voyage : LETTRE DE KANDY .
Qui voyage au Sri Lanka s’arrête à Kandy.
Kandy.
Au centre de l’île de Sri Lanka traditionnellement dénommée Ceylan, au nord du massif montagneux qui la couronne, la cité est la capitale du dernier royaume cinghalais. Il s’ affirme en 1469 et a longtemps réussi à préserver son indépendance malgré les menaces que faisait peser sur lui les colonisations, portugaise puis hollandaise. Les zones côtières étaient dominées par les puissances coloniales intéressées en premier lieu par les comptoirs à épices (poivre, cannelle, clou de girofle…) tandis que l’intérieur relevait du roi de Kandy. Ce n’est qu’en 1815 que les Britanniques le déposent et l’exilent à la Réunion.
Située dans un vallon à la végétation luxuriante, dominée par de hautes collines aujourd’hui gagnées par l’urbanisation, la ville est adossée à un lac artificiel, œuvre du dernier roi qui l’a créé en barrant le bassin versant d’origine et en noyant les rizières. La digue est bordée par un parapet dont les merlons arrondis et ajourés sont blanchis à la chaux. Une promenade fait le tour du lac. Elle est à Kandy ce que les Ramblas sont à Barcelone ou le Malecón à La Havane, le lieu de promenade favori des kandyens, particulièrement fréquenté en fin de semaine, à l’ombre de grands arbres où piaillent les oiseaux. On s’y plaît à échanger en famille ou entre amis, non pour les choses souvent futiles qu’on y exprime, mais pour le plaisir d’être ensemble et de le montrer. Femmes en chemisier blanc ou en sari de coton, hommes du peuple en sarong, jeunes vêtus à l’occidentale, auxquels se mêlent au sortir du Temple de la Dent des pèlerins vêtus de blanc. Comme partout, les enfants y tannent leurs parents pour qu’ils leur achètent des friandises. Un marchand de glaces y a opportunément installé sa carriole, un autre propose des arachides chocolatées, un troisième vend des offrandes florales, bracelets et colliers de jasmin, bouquets de lotus blancs. Un charmeur de serpent enturbanné sollicite les passants, assis à côté d’une boîte ajourée où se love un cobra, le naga de la mythologie bouddho-hindouiste, celui qui en sortant sept têtes a abrité Bouddha de la pluie alors qu’il méditait après l’Eveil, assis sous un arbre. Rares sont ceux qui font le tour complet du lac, le parcours le plus fréquenté de la promenade est celui qui relie l’entrée du Temple à la digue ; il s’y prolonge. Au delà, les arbres qui s’affaissent au-dessus du lac servent de nichoirs à d’innombrables aigrettes. Des varans d’eau se prélassent au soleil sur les berges. Le soir, les amoureux assis sur les bancs y partagent un peu d’intimité à la faveur de la pénombre et échangent des espoirs de douceurs. En poursuivant, on passe devant des hôtels pour pèlerins et plus loin encore devant le Swiss Hotel, le palace de la fin du 19ème siècle avec ses arcades monumentales, célèbre pour son bar aux innombrables miroirs, ses colonnes en acajou, aujourd’hui encore dans son jus colonial, comme si le temps s’y était arrêté. Alors que le hall de l’hôtel est encombré de voyageurs qui s’agglutinent avec leurs valises devant le lobby, le bar est quasiment vide. Je comprends vite pourquoi quand je commande une bière. En ce Nouvel An bouddhique, on n’y sert pas d’alcool. Seule une famille indienne y est attablée autour d’un chaï. Dans l’ascenseur, je croise des Sri-lankais émigrés en Australie, revenus passer les Fêtes en famille, au pays, le papa, une casquette rouge vissée sur le crâne. Je regagne en sortant le nord du lac, franchis en amont la rivière qui l’alimente, avant de revenir vers le pavillon des bains de la Reine, posé sur l’eau, puis vers le Temple de la Dent.
Le sanctuaire principal édifié en 1595, a été reconstruit au 18ème siècle à l’intérieur de l’ enceinte royale, fortifiée, cantonnée à l’angle par un pavillon octogonal et entourée de douves. La toiture dorée qui surplombe la chambre de la Dent est plus récente. Le palais qui lui est contigu, celui du dernier roi de Kandy, d’architecture beaucoup plus simple, abrite aujourd’hui le musée archéologique. La Salle des audiences royales, remarquable en raison de ses colonnes en bois sculpté et peint, est un pavillon ouvert de la même époque que le sanctuaire principal. C’est là qu’a été lue la Convention de Kandy qui en 1815 a déposé le dernier roi. La boucle de la promenade s’achève à l’hôtel Queen’s, en face de l’entrée du Temple, un autre fleuron de l’hôtellerie au temps de la colonisation britannique, également blanc. Les chaises en acajou de la salle à manger portent toujours gravées les armoiries de la Couronne.
C’est ici à Kandy que l’on saisit le mieux l’âme de l’île et que se révèle son identité. Faire ce tour du lac depuis l’enceinte royale jusqu’aux hôtels de l’époque coloniale permet de retracer le fil de son histoire. Le Temple de la Dent de Bouddha est le coeur sacré du pays. Approcher la relique du Bouddha, c’est s’approcher de l’idéal, s’approcher de la forme absolue de la connaissance. Une foule de pèlerins de blanc vêtue, dont nombre d’écoliers, s’y presse dès le matin pour apporter des offrandes florales, se recueillir, se prosterner et méditer. Elle se masse en avant d’une porte sculptée et dorée, entourée de bannières et précédée de huit défenses d’éléphants, à l’entrée de la chambre qui abrite la relique, enchâssée dans un reliquaire en forme de stupa recouvert de feuilles d’or et incrusté de pierres précieuses. Cet espace est saturé d’effluves florales. Chaque matin à l’aube, mais aussi à midi et au crépuscule, le même rituel se produit dans la chambre intérieure : la relique est symboliquement lavée avec une préparation d’eau parfumée de fleurs au cours de laquelle elle acquiert des vertus guérissantes, avant d’être distribuée aux fidèles. Après la crémation de Bouddha, au milieu du 6ème siècle avant notre ère, quelque part entre le Népal et l’Inde d’aujourd’hui, on récupéra dans les cendres quelques restes, os, dents, devenus des reliques. Quand le moine Mahinda, le fils de l’Empereur indien Asoka qui régnait alors sur l’Inde du nord, introduisit le bouddhisme à Ceylan vers 235 avant notre ère et convertit le roi Dewanampiya Tissa, ce dernier demanda qu’on lui fasse parvenir une relique. Il l’installa dans l’enceinte du palais royal. C’est ainsi que cette Dent de Bouddha arriva à Anuradhapura, la capitale du premier royaume cinghalais.
Dans leurs capitales successives, les souverains cinghalais ont toujours veillé à ce que le Temple (vihara) qui l’abritait soit situé dans l’enceinte de leur palais. Elle a ainsi progressivement symbolisé la légitimité royale, depuis le royaume d’Anuradhapura (437 avant notre ère jusqu’en 1017 après) jusqu’au royaume de Polonnaruwa (1073- 1232), puis à celui de Kandy, où elle arrive en 1592. Cette légitimité est nécessairement bouddhiste, au point qu’en 1603, lorsque les Portugais envahirent Kandy, elle fut exfiltrée de la cité. Dans le second 16ème siècle, alors que le roi de Kotte s’était converti au catholicisme, elle avait déjà été exfiltrée à Ratnapura. L’indépendance n’a pas mis fin à la tradition et les Présidents de la République cinghalaise n’entrent en exercice qu’après avoir été investis dans le Temple. On comprend que, durant la guerre civile, l’armée de libération des Tigres Tamouls qui voulaient créer un Etat séparé et luttaient contre le suprémacisme bouddhiste, s’en soient pris au Temple. En 1998, ils firent exploser un camion piégé devant son entrée, faisant 17 morts, suscitant une immense émotion. Le bouddhisme laissa alors apparaître un autre visage que celui de la bienveillance, de la bonté et du sourire. La répression fut terrible. On ne touche pas à une identité sacrée ! Une souscription fut lancée pour sa reconstruction, qui réunit rapidement des fonds au-delà du nécessaire.
Pendant 10 jours, à cheval sur juillet et août, a lieu chaque année à Kandy, pour la plus grande joie des fidèles et des touristes, l’Esala Perahera, la grande procession de la Dent de Bouddha dont la relique est promenée dans la ville, juchée sur un éléphant, menée par les prêtres de quatre des temples de l’enceinte royale. Jusqu’à 100 éléphants chamarrés défilent, accompagnés de porteurs de bannières bouddhiques, de lanciers, de musiciens, de tambourinaires, de danseuses, d’acrobates, de cracheurs de feu et de jongleurs d’assiettes. La première aurait eu lieu avec l’arrivée de la relique à Anuradhapura. A cette occasion, les rois successifs du royaume de Ceylan la présentaient au peuple et cette procession consacrait le lien qui les unissait à leurs sujets. Une procession mineure était organisée à des fins propitiatoires, afin d’ obtenir la guérison des maladies infectieuses ou, en cas de sécheresse, à obtenir la pluie.
Alors que j’achève de parcourir la boucle de ma promenade, arrivé à l’hôtel Queen’s, un brouhaha monte depuis le bar..., rythmé par les lancers les plus fameux et les rebondissements du match de cricket retransmis à la TV par une chaîne indienne dans le cadre du challenge Tata 2024, à savoir le derby d’Inde du sud entre les équipes d’Hyderabad et de Chennaï ! Le cricket est aussi fameux de chaque côté du détroit. L’histoire coloniale a réuni l’Inde et l’île de Ceylan, mais pas seulement. Au Sri Lanka, l’Inde apparaît comme un membre de la famille, un ancêtre dont l’histoire est intimement liée à celle de l’île. Une histoire de filiation, de fécondation et de confrontation à la fois, les relie. Les Cinghalais sont des indo-européens issus du nord-est du sous-continent, qui se sont réfugiés dans l’île alors qu’elle n’était qu’un bout du monde peuplé d’une poignée de Veddas, un peuple premier de religion animiste. Selon les chroniques, c’est le prince Vijaya, de religion brahmanique, exilé en compagnie de centaines des siens, qui y établit la souche cinghalaise. Anuradhapura fut fondée moins de 50 ans plus tard. Une fois convertie au bouddhisme, cette communauté renforcée de vagues qui fuyaient le brahmanisme en expansion, dut affronter des envahisseurs Tamouls, dravidiens et de religion hindouiste, si bien que Cinghalais et Tamouls alternèrent sur le trône d’Anuradhapura. Au 11ème siècle, l’île fut occupée par les Cholas, une dynastie d’Inde du sud qui y diffusa les influences continentales. Dans les vestiges du site archéologique, des sculptures manifestent les influences indiennes, avec des formes féminines épanouies, bien éloignées des représentations asexuées du Bouddha. Aujourd’hui, un des cinq temples à l’intérieur de l’enceinte royale de Kandy est dédié à Vishnu, un dieu de la trilogie hindoue. La guerre civile entre 1983 et 2009 n’est qu’un dernier avatar de cette filiation-confrontation.
C’est une ville sacrée où bat le coeur de l’île, pétrie de son histoire.
Mon hôte, Sarath.
J’ai choisi de poser ma valise et mon sac dans une guesthouse, plutôt qu’un hôtel. C’est là qu’on peut prendre le pouls des hommes et des femmes.
Sarath et son épouse habitent sur les hauteurs de Kandy, au-dessus de la route de Peradeniya, celle qui conduit au Jardin botanique, une belle maison toute blanche construite au milieu du 20ème siècle selon les canons de l’architecture néo-coloniale. Son salon est séparé du séjour par deux murs de refend terminés chacun par une colonne à chapiteau, et agrémenté d’une abside vitrée, à l’arrière de la terrasse qui court tout le long de la maison. Elle est précédée d’une autre construction, toute aussi blanche, habitée par un gardien, homme à tout faire.
Il est retraité, issu d’une « famille honorable » selon ses termes, et lorsqu’il était dans la force de l’âge, ne vivait pas des revenus des quatre chambres aujourd’hui louées à des hôtes de passage, touristes étrangers le plus souvent. Son épouse n’exerçait pas d’activité professionnelle. A la différence de guesthouses plus populaires, la porte d’entrée reste fermée, préservant l’intimité de la sphère privée de Sarath et de son épouse. Les chambres des hôtes bénéficient d’une entrée séparée. On n’y sert pas de repas, à mon grand dam, car c’est dans ces lieux que l’on mange le mieux au Sri Lanka. La maîtresse de maison met tout son coeur dans leur confection, comme si son honneur était en jeu et qu’il lui fallait à chaque fois faire montre de ses qualités de cuisinière. Le curry s’y décline en 6 ou 7 plats qui entourent le riz, de nombreux plats de légumes, ainsi qu’un plat de viande ou de poisson, dont les épices sont adaptées au palais de l’hôte occidental.
Sarath porte un sarong traditionnel à rayures et carreaux, de couleur blanche, grise et bleue. En fin d’après-midi, il fait sienne la terrasse et aime s’y reposer sur une chaise longue en bois de tamarin, cannée, les mollets reposant sur de longs accoudoirs qui se prolongent en repose-pieds. C’est là que je le rencontre quand je suis attablé à lire ou à écrire mon journal. Koussum, son épouse, se fait rare. Il m’a fallu attendre le lendemain de mon arrivée pour la croiser, alors qu’elle balayait la terrasse et débarrassait le jardin de ses feuilles mortes, vêtue d’un large pantalon de toile blanche. Je ne doute pas que lorsqu’elle est de sortie, elle porte un long sari qui recouvre une jupe qui lui descend jusqu’aux pieds et un boléro aux couleurs vives, ni que Sarath, lorsqu’il descend en ville au volant de sa Toyota Prius hybride, troque au contraire son sarong pour un pantalon à l’occidentale. Ils ne m’invitent à entrer dans la maison qu’à l’occasion du petit déjeuner servi dans le séjour par le maître de maison. A l’angle de la pièce, s’élève un petit autel où trône une statue de Bouddha, une petite lumière perpétuelle rappelant la permanence de ses enseignements, avec à ses pieds, des bougies et des fleurs en offrande. Ailleurs sur les murs, une grande photo de l’enceinte du Temple de la Dent à Kandy et des photos de famille.
Il est né en 1946, deux années avant l’Indépendance, dans un village à l’extérieur de la capitale, d’un père commerçant en fruits et légumes au marché de Colombo et d’une mère au foyer. Il appartient à une famille de dix enfants, sept garçons et trois filles. Cette situation me rappelle celle de mes grands-parents maternels, nés dans les dernières années du 19ème siècle, dans des familles de six et sept enfants, à ceci près que dans leur cas, des enfants sont morts en bas âge. Il a bénéficié, comme les membres de son groupe social, en dehors des zones rurales, de la multiplication des écoles, d’abord sous l’impulsion du colonisateur britannique et des ordres religieux, puis des autorités nées de l’Indépendance. Il est scolarisé en anglais, à l’âge de 4 ans dans une école privée religieuse de Colombo. C’est peu après, en 1956, quand il a huit ans, que le cinghalais devient la langue scolaire, avant de devenir langue officielle en 1961. Après cette date, seule une petite minorité de cours est assurée en anglais. Tous les professeurs étaient cinghalais et les élèves, bouddhistes à 90 %, suivaient des cours de religion ; 10 % étaient chrétiens. Il a poursuivi de douze à dix-sept ans des études jusqu’à obtenir le General certificate of education et s’est ensuite engagé dans un cycle de deux années supplémentaires, obligatoire pour entrer à l’université. Il ne l’a pas terminé. Puis pendant quatre ans, il a suivi des cours de comptabilité dans une école privée payante, tout en travaillant dans une entreprise dont il percevait une petite indemnité. On pense à la formation par alternance qui se répand aujourd’hui en France. Une fois diplômé, il a travaillé dans une entreprise d’État qui fabriquait du contreplaqué, à une époque où Ceylan était encore largement couverte de forêts. Côté vie privée, il a vécu chez ses parents jusqu’à âge de … trente deux ans, sans qu’il ait mentionné ni petite amie, ni lorette. A part son mariage, jamais il n’a évoqué la privacy, portant en héritage les représentations sociales victoriennes qui ont imprégné les gens de son milieu à la faveur de la colonisation. Dans une société où les solidarités traditionnelles et la cohabitation intergénérationnelle sont beaucoup plus fortes que chez nous, ce n’était pas pour autant un Tanguy. C’est à Kandy qu’il a trouvé son travail. Dans sa vie professionnelle, il utilisait deux langues, le cinghalais, sa langue maternelle mais aussi l’anglais, la langue des clients, si bien que lorsqu’on lui a proposé un travail bien payé en langue anglaise, à Oman au Département de la police, il a accepté. Sa jeune épouse lui manque alors, il n’y reste que dix mois.
Sa vie illustre l’ascension sociale d’un fils de commerçant qui a compris l’importance de l’instruction, couronnée par un beau mariage. Il s’était en effet marié à Kandy. Le père de son épouse était un homme d’affaires de Colombo. Le cabinet de comptabilité où travaillait Sarath certifiait ses comptes, c’est ainsi qu’il a croisé Koussum, - en cinghalais, un nom de fleur -, qu’il l’a remarquée et qu’elle l’a ému. Elle est devenue sa future. Il n’a pas pour autant fréquenté directement sa dulcinée. Le mariage était à l’époque, autant ou plus une alliance entre deux familles, que la conclusion d’une affinité entre un jeune homme et une jeune femme. Il a fait sa demande… par l’intermédiaire de son patron. Le père de Kossum a dit oui, car il appartenait à une famille « honorable », je le cite, imprégnée de savoir-vivre et qui tenait l’éducation en haute estime. Il a ainsi un frère médecin, non pas un médecin ayurvédique, mais un médecin formé à l’occidentale. Jamais il n’évoque devant moi ses qualités propres. Ils se marient en 1978. Neuf mois plus tard, son épouse donne naissance à une fille puis à deux fils, pas plus, en accord avec le modèle familial européen. Quel changement en une génération ! Après Oman, où il avait acquis une expérience d’expert-comptable auditeur, il déménage en 1981, en compagnie de son épouse et de leur petite fille, à Londres où un de ses frères travaillait pour l’ONU. Il vit pendant un an de petits boulots, mais la greffe ne prend pas. Il rentre alors à Ceylan où son beau-père l’appelle pour travailler dans l’hôtel Hilltop qu’il venait de faire construire à Kandy. Il habite dans la maison de sa belle-famille, à l’extérieur de la cité, dans une honnête aisance, se rendant au travail dans sa propre automobile. Peu après, son beau-père achète pour eux une maison proche de l’hôtel. Sarath y ajoute un étage avec trois chambres. Mais les temps sont devenus durs après qu’en cette année 1983 se soit enclenchée une guerre civile . Elle dura jusqu’en 2009, créant l’insécurité et cassant le développement économique. L’hôtel eut du mal à trouver sa clientèle, notamment une clientèle étrangère devenue hésitante. Son beau-père délégua alors la gestion de l’hôtel à un gérant bien introduit auprès d’entreprises susceptibles d’amener des clients. Sarath a continué à y travailler et en est devenu le directeur. Il agrandit l’hôtel pour réaliser des économies d’échelle en y ajoutant 45 chambres, ainsi qu’une piscine pour en accroître l’attractivité. En 1986, il rejoignit une entreprise d’État qui exploitait des plantations de thé et cumula ce job avec celui de Directeur de l’hôtel - il fallait financer les études des enfants -. Puis après 1995, il exerça d’autres fonctions dans d’autres sociétés, notamment celle d’auditeur dans une société immobilière, avant de prendre sa retraite en 2015. Sa vie professionnelle heurtée n’a pas été la success story rêvée.
Aussi attentif que son père à l’instruction donnée aux enfants, Sarath les inscrivit dans une bonne école privée de Kandy. Collant à leur époque, conscients de l’insertion croissante de leur pays dans un monde où l’anglais est la langue des affaires aussi bien que celle des élites, son épouse et lui sont décidés à ce qu’ils poursuivent des études supérieures en anglais. Le gouvernement sri-lankais avait décrété, sous la pression des nationalistes, qu’elles se feraient désormais en cinghalais. Qu’à cela ne tienne, leurs enfants poursuivront leurs études à l’étranger. Ils envoient leur fille à Bangalore, en Inde où elle obtient un bachelor of commerce. De retour au Sri Lanka, elle trouve un bon travail et n’y met fin qu’après être devenue mère. Une illustration des représentations sociales concernant la famille, encore tenaces dans le pays. Aujourd’hui, alors que ses enfants sont grands, elle a créé son propre business et est devenue une sorte de coach qui enseigne aux cadres et aux vendeurs comment se conduire, en public comme avec la clientèle. Il faut reconnaître que les comportements hérités de sa famille ont été pour elle un atout, ce savoir-être est devenu un savoir-faire. Ce job lui permet de travailler en grande partie chez elle. L’auteur de ces lignes remarque que c’est à elle qu’échoiront les soins à apporter à ses vieux parents. Alors que la guerre civile continuait à faire rage - jusqu’en 2009 - et que l’avenir de leur pays leur semblait bien sombre, ils se sont saignés pour envoyer leurs deux fils suivre des études supérieures en Australie. L’aîné a suivi à Perth des études supérieures en ressources humaines, tout en faisant des petits boulots précaires, avant de se cantonner à des vacations en tant que nageur-sauveteur. Le cadet a suivi des études d’informatique à Brisbane, tout en finançant en partie ses études, comme son frère. Ils sont aujourd’hui établis en Australie et ont de bonnes situations.
J’aurais aimé que ce portrait ait un peu plus de chair, qu’il soit animé de sentiments, mais j’ai dépeint l’homme tel qu’il s’est présenté à moi au cours de notre entretien. Un portrait très factuel, daté, mesuré, étalonné, celui d’un comptable – avec beaucoup de chiffres - qui décrit un parcours, des situations et des réalisations. Sans toutefois en cacher les difficultés. L’humilité d’un bouddhiste ? Quand je l’ai questionné, très ponctuellement, pour l’inciter à révéler un peu de son épaisseur humaine, il est revenu à son sillon. Par pudeur ? Par attachement à ses représentations du savoir-être héritées de l’époque victorienne ? Une grande civilité, mais pas de sentiment, pas d’empathie apparente non plus. La veille, alors que nous étions tous les deux sur la terrasse, on a sonné au portail. C’était une femme soigneusement habillée, que sa démarche claudicante, séquelle de poliomyélite ou handicap de naissance, empêchait de trouver un travail régulier. Il l’avait aidée pendant la covid en lui donnant de la nourriture et, reconnaissante, elle lui apportait un cake de sa confection. Il a échangé avec elle deux mots aimables à travers la grille et a pris le présent, sans jamais ouvrir le vantail, en gardant la distance.
Dès le départ, pour le mettre à l’aise, je lui avais proposé de le désigner par un pseudonyme, ce qu’il a décliné. Néanmoins, il ne dit rien de ce qui l’avait attiré chez cette jeune femme, croisée à l’occasion de ses vacations professionnelles et qui est devenue son épouse. Rien de son mariage, sûrement une grande fête avec de très nombreux invités, comme on sait le faire ici, où l’on montre sa richesse et sa puissance. Elle, habillée en princesse kandyenne, parée de soie et de lourds bijoux en or, aussi bien sur le front qu’autour du cou, sur le dos de la main et aux oreilles, les yeux soulignés de noir, une fleur d’hibiscus en arrière de l’oreille, sur des cheveux tirés en chignon. Lui, simplement en costume occidental, chemise blanche et cravate. Elle, le rêve. Lui, l’image sociale d’un homme qui apporte la sécurité. Il ne m’a pas fait part non plus de sa douleur ni de celle de son épouse, quand pour leur assurer le meilleur, ils ont envoyé leurs fils faire des études à l’autre bout du monde. Ils travaillaient pendant la longue vacance de l’été universitaire australien et ne rentraient pas chaque année au pays. Sarath ne m’a pas exprimé sa peine. En raison d’une philosophie bouddhiste selon laquelle la vie est souffrance et qui incite à s’en détacher ? Je l’ai devinée. Il s’est écoulé deux ans depuis qu’ils se sont rendus en Australie, où ils ont passé trois mois, chez un fils puis chez l’autre. Alors qu’approchait la fin de l’entretien et que je m’apprêtais à l’interroger dans les creux de son propos, il me déclara subitement... qu’il était fatigué. Ce n’est que le matin de mon départ qu’il a commencé à briser l’armure, venant s’asseoir en face de moi pour y prendre un petit déjeuner, non pas le petit déjeuner américain qu’il m’avait apporté, mais un riz qu’en cinghalais de la bonne société, il dégustait sans empressement, du bout des doigts de la main droite, avec distinction, sans jamais la maculer.
Ecrire un bon portrait suppose de fréquenter longuement la personne, de prendre le temps de l’apprivoiser, de la voir agir en interaction avec ceux qu’elle fréquente. Trois nuitées, deux jours dont une large part consacrée à faire des visites, ne le permettent pas. A rester un ou deux jours de plus, ce papier aurait gagné en humanité, mais l’heure n’est pas au repentir. Sarath a appelé un conducteur de tuk-tuk de confiance qui me conduit à la gare routière, direction Nuwara Eliya au coeur de la zone théière.
Un homme honorable, pudique, qui tait ses émotions.
* * * *
Ainsi est Sarath. Quand en fin d’après-midi, il gagne la terrasse et s’allonge sur la chaise longue, son regard embrase la ville en contrebas. Elle l’a pétri, il est imprégné des valeurs et des représentations qu’elle incarne. Son oeil se porte d’abord sur les collines qui lui font face, puis descend sur la retenue d’eau, l’enceinte royale, enfin sur le Temple. Il ne manque pas de s’arrêter sur le toit doré qui surmonte la chambre de la Dent de Bouddha. Il s’y est si souvent recueilli qu’il est comme présent dans l’antichambre, qu’il en respire les effluves florales et les vapeurs d’encens. L’Esprit de Bouddha monte jusqu’à lui. Sarath et la ville ne font alors qu’un. Il ne pense pas alors à ses fils qui sont ailleurs.
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